A l'heure où le journal Le Monde lance son extension Décodex de lutte contre les «fake news» et où le fact-cheking est devenu incontournable, l'économiste Jacques Sapir parle de l'illusion d'objectivité évoquant les problèmes que posent ces analyses.
RT France : Le Monde a lancé Décodex, une extension sur les navigateurs de recherche qui catégorise les sites d'informations (médias, blogs, réseaux sociaux...) selon leur fiabilité, la présentant comme un outil d'utilité publique dans la lutte contre les «fake news». Comment percevez-vous cet outil ?
Jacques Sapir (J. S.) : C'est typiquement une méthode utilisée par Le Monde pour se faire mousser et de la publicité. Si on veut effectivement avoir un site ou une extension qui répertorie et classe les différentes plateformes qui diffusent de l'information pourquoi pas, mais cela ne devrait pas venir d'une institution comme Le Monde qui est partie prenante de la blogosphère. C'est typiquement une méthode d'autopromotion et d’auto-publicité du quotidien. Ils le font ? Très bien pour eux. Je pense que personne n'en tirera de conséquences.
RT France : Les lecteurs ne changeront pas leurs habitudes avec Décodex selon vous ?
J. S. : Je ne pense pas car face à cet outil, il y aura deux types de réactions. Soit le lecteur est convaincu par ce que dit Le Monde et de toutes les manières, il n'ira pas regarder ou s'informer sur les sites désignés. Soit il s'agit d'un lecteur méfiant naturellement. Je ne veux pas dire méfiant face au Monde précisément mais aux médias en général. Personnellement, je pense qu'il faut être, d'une certaine manière, toujours un peu méfiant par rapport à ce qu'écrit la presse. Ce lecteur-là va directement voir que Decodex est sponsorisé par Le Monde et qu'il correspond donc à ce que pensent les journalistes du Monde et que cet outil n'est donc pas formellement objectif.
Plutôt que de faire du fact checking, une mesure de salubrité publique serait de séparer de manière extrêmement nette ce qui relève de l'information et ce qui relève de l'opinion
RT France : Décodex est le dernier exemple d'une tendance des médias à recourir au fact checking, présenté comme la meilleure façon de procéder pour présenter une information objective. Ce genre de technique peut-elle le permettre ?
J. S. : Quand on parle de la notion de fact checking, il faut avant tout distinguer les faits qui sont vérifiables et ceux qui correspondent à des opinions. C'est un premier problème car les grands médias aujourd'hui présentent et diffusent une opinion. Cela en soi n'est pas gênant. Ce qui est véritablement problématique, c'est qu'ils mélangent les opinions et l'information. Plutôt que de faire du fact checking, une mesure de salubrité publique serait de séparer de manière extrêmement nette ce qui relève de l'information et ce qui relève de l'opinion du journaliste ou de la rédaction. Autrement dit : il est tout à fait normal que des journalistes, quelle que soit leur orientation politique, aient des opinions. Personne ne le leur reproche. Néanmoins, quand ils écrivent un article d'information, il est nécessaire qu'ils fassent abstraction de leur opinion. Quitte à la présenter dans un article séparé et présenté comme tel.
Car quand on dit qu'on fait du fact checking, qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'on se renvoie à une source primaire ? Ça peut être une façon de le faire mais une source primaire peut être elle-même très souvent corrigée. On peut utiliser un exemple très net avec les chiffres du chômage en France. Toute la presse utilise les données de la Dares. Mais ils confondent les chiffres des demandeurs d'emplois avec celui des chômeurs. Or, il y a des chômeurs qui ne sont pas enregistrés par la Dares. Les journalistes utilisent bien souvent uniquement les catégories données par la Dares sans se donner la peine de lire simplement le contenu de chaque catégorie. S'ils le faisaient, ils verraient que certaines catégories sont agrégées et pas d'autres. Si on veut faire du vrai fact checking, cela prend du temps et demande de véritables compétences en statistiques qui ne sont malheureusement pas à la portée de tous. Cela devient un exercice extrêmement complexe
Il y a un autre point qui est important, c'est que quand on fait du fact checking, on ne peut jamais être sûr de ce que l'on dit. Autrement dit, on peut savoir qu'une information ou une donnée n'est pas vraie mais cela ne veut pas dire que l'on sache nécessairement quelle est la véritable donnée. Il y a des problèmes méthodologiques qui sont extrêmement importants. J'ai plutôt tendance à voir dans cette multiplication de sites ou rubriques de fact checking dans les médias comme une campagne d'autopromotion qui dit : «Nous, nous sommes objectifs.» Alors qu'en réalité, ils ne le sont pas et que d'une certaine manière, on ne le leur demande pas. Je conçois parfaitement que les journalistes du Monde aient une opinion, comme ceux du Figaro en auront une autre. Je pense que la notion de fact checking a été détournée de son sens véritable pour être utilisée comme une méthode de publicité par certains médias.
C'est la confusion entre les opinions et les faits qui a conduit à cette perte extrêmement importante de crédibilité de la presse
RT France : Le lancement de Décodex coïncidait quasiment avec la publication par La Croix de son étude annuelle sur la confiance des citoyens dans les médias. Malgré la multiplication des exercices de fact checking, les Français sont toujours plus méfiants envers les médias. Les journalistes pourraient-ils regagner la confiance des lecteurs en prenant un chemin inverse : reconnaître leur subjectivité et à quel moment cela peut se voir dans l'analyse présentée d'un fait ?
J. S. : Comme je vous le disais, je pense qu'il faut une séparation très claire entre les faits et les opinions. D'une certaine manière, c'est la confusion entre les deux, le fait qu'un article contienne des mélanges de faits et l'avis du journaliste, qui a conduit à cette perte extrêmement importante de crédibilité de la presse. Ce mélange des genres et des discours qui dure depuis plus de trente ans n'est plus supporté par les lecteurs.
Il faut aussi accepter le principe qu'il y a des faits pour lesquels on n'a pas les moyens d'une vérification absolue. On ne peut qu'écarter toute une série d'informations erronées. Dans ces cas-là, il faut préciser que l'on sait qu'une information est fausse mais que l'on n'est pas en mesure de donner la vraie. Prenons l'exemple très classique du nombre de juifs tués pendant la Seconde Guerre mondiale. C'est devenue une question symboliquement importante. Que peut-on dire sur ce sujet ? A partir des données démographiques entre septembre 1939 et l'été 1945, on sait qu'il y a eu entre 5 et 6 millions de personnes tuées. On peut aussi savoir a minima le nombre de gens tués dans les camps de concentration et dans ceux d'extermination, en précisant bien que le statut de ces camps n'était pas le même. Mais il y a aussi eu des gens tués en rase campagne dans des massacres qui ne relevaient pas de ces camps. C'est le cas par exemple de la «Shoah par balles» en Ukraine, où les troupes allemandes et leurs supplétifs ukrainiens ont exterminé environ - le mot est important - un million et demi de juifs. Pourquoi vous raconter cela ? Parce que ces chiffres-là sont eux-mêmes des chiffres approchés à 70 000 ou 60 000 près. Il faut le préciser. Il n'y a pas de vérité définitive. Je ne pense pas que le chiffre respectif des gens morts dans les camps ou exécutés changera beaucoup dans les dix ou vingt prochaines années mais on ne peut pas dire que c'est le chiffre juste. Il faut dire que c'est la vérité approchée.
Il faut accepter qu'il y ait des points, des sujets sur lesquels à un moment donné on ne peut pas savoir exactement ce qu'il en est
RT France : Il faudrait donc plus d'humilité et reconnaître que l'on ne peut pas tout savoir et analyser ?
J. S. : Bien sûr ! Aujourd'hui on a le chiffre du PIB pour l'année 2016 en France. En réalité, ce chiffre n'est qu'une estimation. Le chiffre définitif du PIB pour 2016 ne sera connu que dans 18 mois. Les médias vont utiliser le chiffre estimé comme s'il était le chiffre juste. Ce n'est pas grave de l'utiliser, les économistes le font mais ils précisent bien que les chiffres avancés pour 2014 et 2015 sont définitifs mais que ceux de 2016 sont encore seulement les données estimées. Pourquoi est-ce important ? Parce qu'il y a toujours une marge d'estimation. Sur le PIB français, cette marge se situe plus ou moins autour de 0,2%. Quand on a un chiffre de croissance à 1,1%, c'est extrêmement important de le rappeler car on pourrait avoir avec les données définitives une croissance à 0,9% ou à 1,3% et cela change l'analyse. Il faut accepter qu'il y ait des points, des sujets sur lesquels à un moment donné on ne peut pas savoir exactement ce qu'il en est. Cela ne veut pas dire que l'on ne peut pas en avoir une certaine idée mais on ne peut pas avancer cela comme une vérité définitive.
Vous savez je donne un cours depuis 10 ans sur l'interprétation des données statistiques en Sciences sociales. Je connais ces problèmes. Je sais qu'il y a des choses que l'on ne sait pas du tout, d'autres qu'on sait de manière approchée et enfin certaines que l'on sait de manière formelle. Dans le cas de l'extermination des juifs durant la Seconde Guerre mondiale, on sait de manière sûre qu'il y avait un projet et qu'il a été réalisé par les nazis. On en est sûrs, on a des documents. On a une connaissance approchée du nombre de morts et des chiffres assez fiables sur la répartition des circonstances de ces morts dans les camps, dans les ghettos, dans les massacres. Maintenant, dire de manière prise qu'il y a 6 253 835 personnes tuées, c'est impossible. On restera toujours dans une certaine estimation de ce chiffre. C'est pour cela que parler de fact checking c'est revenir à dire qu'il y a le vrai et le faux. C'est une logique binaire. Une telle logique n'existe pas.
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